Les artistes de Paris Je devais avoir une dizaine d’années. Comme beaucoup d’enfants parisiens, le dimanche, nous quittions rarement la ville. Après le déjeuner, s’il faisait beau, nous faisions quelques pas dans le quartier des Halles, au jardin des Tuileries ou à Montmartre, en famille.
Il n’était pas rare de voir, près d’un monument ou sur les abords d’une belle place, un artiste installé à peindre en plein air.
Je pouvais rester très longtemps à regarder évoluer un coin du tableau, en me plaçant derrière le peintre. Comme lui, je levais la tête pour observer le sujet, ou bien je me penchais sur le tableau quand il y posait une touche. J’essayais alors de voir comment il s’y prenait.
D’autres gens s’arrêtaient un court instant, glissant un commentaire élogieux.
J’avais remarqué que le peintre n’était pas insensible à ces compliments et je l’enviais un peu. Si j'avais pu, je serais volontiers resté tout l’après-midi, mais la promenade devait continuer.
Mon père ne dessinait pas mal pour quelqu’un dont ce n’était pas le métier, et nous échangions parfois quelques mots sur la peinture et le métier d’artiste.
Je rêvais de m’installer moi aussi un jour dehors, et de travailler sous le regard d’éventuels passants, surtout pour recueillir leurs compliments. J’en fis la demande à mon père, qui accepta de m’accompagner pour faire l’artiste, le dimanche suivant.
Et nous voilà sur le Pont-Neuf, en train de choisir notre point de vue pour dessiner le Pont au Change, situé en plein centre de Paris.
Il me fallait du public pour réaliser mon rêve. Je m’installai dans un endroit où l’on pouvait me voir à l’œuvre, en oubliant, toutefois, que ce n’est pas derrière l’artiste qu’est le véritable spectacle, mais devant lui.
La technique du détectiveMon père s’était posté un peu plus loin. Il avait sorti de la poche intérieure de sa veste un très petit carnet et son stylo. Tenant son carnet dans une main, il avait commencé à dessiner avec discrétion, comme un détective noterait un indice. Moi, j’installai ostensiblement mes crayons et ma gomme, et je plaçai mon grand bloc verticalement.
L'habit ne fait pas le moineLe chevalet, les grandes feuilles de papier et les pinces à dessin ne font pas l’artiste non plus. Après avoir gesticulé, crayon au poing, pour prendre, bras tendu, les proportions du pont comme je l’avais vu faire, je n’avais même pas réussi à faire tenir le pont tout entier dans la feuille.
Changeant trois fois de tactique, j’avais déjà gâché et tourné six pages de mon bloc, en espérant que, surtout, personne ne s’arrête derrière moi.
Finissant par tracer un dessin maladroit, j’abrégeai la séance. J'ai rejoint mon père qui avait déjà rangé son carnet et lui montrai le triste résultat espérant quelques encouragements pour adoucir ma déception.
Franchement, je ne sais plus s’il m’a encouragé mais je sais qu’à ma demande mon père m’a montré son petit carnet.
Il avait pris sa feuille horizontalement, et l’on y découvrait un superbe paysage. Une véritable miniature. Le Pont au Change était rendu avec une multitude de détails. Les berges de la Seine, les péniches à quai, les arbres, Notre-Dame, tout me semblait parfaitement fidèle à la réalité.
J’ai appris, ce jour-là, que le matériel professionnel et le geste voyant ne servent à rien, s’il manque l’essentiel : s’il manque la malle !